Ville et agriculture : pourquoi pas les deux ?
Aujourd’hui, nous avons tendance à délimiter les différents types d’espaces dans lesquels nous évoluons selon leur fonction : les immeubles de centre-ville sont nos lieux d’habitat ou de travail, les parcs accueillent nos moments de détente, les périphéries des villes sont ceinturées par des centres commerciaux où nous faisons nos courses, et un peu plus loin à la “campagne”, de grands champs produisent notre nourriture. Ainsi, on a peu de chances de tomber sur une rangée de poireaux au cœur du parc de la Tête d’Or ou de cueillir des cerises le long des Champs-Elysées !
Cette spatialisation des activités et les conflits d’intérêts qu’elle peut engendrer - spéculation sur les terrains à bâtir au détriment des terres agricoles, saturation des transports vers les pôles d’emplois, etc. - est somme toute récente. A l’origine, dans les sociétés pré-industrielles, les villes se bâtissaient là où les terres étaient les plus fertiles, où il était possible de cultiver aisément. Il était en effet difficile de faire venir ses laitues de l’autre bout du pays ! Ville et agriculture sont donc étroitement liées.
Les agriculteurs urbains qui veulent faire pousser des salades sur les toits s’inspirent en réalité de traditions pas si anciennes que ça. Et même encore bien vivaces dans certains endroits du monde ! Embarquons pour un petit tour d’horizon de l’organisation des villes lorsque le paysage y est perçu comme nourricier et pas simplement ornemental.
Le développement économique encourage la spatialisation
La dichotomie entre une nature productive, située hors des zones d’habitation, et une nature simplement récréative et décorative en ville est étroitement corrélée au niveau de vie et d’industrialisation des pays : dans les pays dits du Nord, espaces productifs, d’habitat et d’emploi sont séparés depuis la Révolution Industrielle, mais ceci est moins systématique dans les pays dits du Sud. Ainsi, à l’échelle planétaire, l’agriculture urbaine et péri-urbaine fournissait encore 25 à 30 % des produits agricoles [1] en 2005.
Par exemple, à Antananarivo, capitale de Madagascar comptant près de 2 millions d’habitants, l’agriculture occupe 43 % de la surface de la ville et permet de fournir jusqu'à 100 % des légumes et 25 % du riz consommés par les habitants. On cultive le riz dans les plaines inondables de la ville ; la production vivrière ainsi que l’élevage prédominent sur les collines. Les exploitations agricoles sont de petite taille, familiales et diversifiées - petit élevage, cressonnières, production de compost, etc. - ce qui les rend viables plus facilement.
Au-delà de l’autonomie qu’une telle production garantit à la ville, la présence d’espaces nourriciers intra-muros offre de nombreux atouts environnementaux, telles que l’absorption des pluies des cyclones, la réduction du risque d’inondations ou la revalorisation des déchets organiques. A Antananarivo, des études menées par l’INRA ont montré l’existence d’une zone de production optimale, en proche périphérie du centre de la ville, où la concurrence entre foncier productif et habitable est moindre, où la fraîcheur des produits reste garantie par les faibles distances entre zone de production et de consommation et où les coûts liés au transport des marchandises est minimisé [2].
Des techniques de cultures spécifiques à l’habitat de chacun
En Afrique et en Asie, les habitants des forêts tropicales avaient de façon ancestrale développé des paysages productifs sous la forme de jardins-forêts. Un étranger à l’œil peu aguerri, en visite dans ces contrées, aurait cru se promener dans une forêt sauvage. En réalité, les peuples autochtones regroupaient autour de leurs zones d’habitat une multitude d’espèces végétales utiles qui leur offraient fruits, baies, légumes, fibres végétales, plantes médicinales, bois, champignons, etc. Qui plus est, une fois implantés, ces espaces étaient de véritables écosystèmes parfaitement autonomes, qu’il ne fallait ni arroser ni amender, et qui fournissaient une série de services pour l’environnement et la biodiversité [3]. Mais nous parlerons plus longuement des jardins-forêts et de leurs bénéfices dans un prochain article.
Sous nos latitudes, à Paris et à Bruxelles au XIXème siècle, on produit la majorité de la nourriture consommée par les habitants intra-muros. Les villes étaient alors de véritables petits écosystèmes, les déchets des uns - crottins des chevaux assurant le transport, excréments humains, épluchures ménagères, boues urbaines - devenant la matière organique et fertilisante des autres. Les petits animaux d’élevage avaient également toute leur place en ville, participant à la gestion des déchets et fournissant viande, œufs et lait aux habitants.
Les maraîchers rivalisaient d’ingéniosité pour augmenter la productivité agricole sur de petits espaces. Il s’agissait par exemple de créer des variétés horticoles ou potagères nouvelles, comme le chou de Bruxelles, poussant verticalement et optimisant ainsi les surfaces de production. L’invention de la technique des couches chaudes ou des cloches en verre ont elles permis d’allonger les saisons de production.
Ainsi, c’est à Montreuil qu’on invente la technique du palissage pour la production fruitière. Employée pour la culture des pêches elle permettait, en élevant les arbres à plat le long des murs, de faciliter les soins et la cueillette. Au XIXème siècle, les murs à pêches occupaient plus d’un tiers de la ville de Montreuil !
La Révolution Industrielle bouleverse notre appréhension des espaces urbains
La spatialisation de nos activités est finalement née avec la Révolution Industrielle.
Des activités innovantes, plus rentables, viennent grignoter les espaces productifs et repoussent la production maraîchère hors des villes [4]. L’avènement des transports mécaniques et de la pensée hygiéniste remplacent les chevaux et permettent d’acheminer la nourriture depuis leur périphérie.
De même, les parcs urbains à visée récréative et décorative, les pelouses bien tondues bordant les pavillons de banlieue sont autant d’héritages d’une évolution des modes de vie et de l’adoption de marqueurs culturels propres à l'émergence de la bourgeoisie.
En effet, avant la Révolution Industrielle, seule la frange aisée de la population avait assez de temps et d’argent pour entretenir des espaces verts non nourriciers - d’autant plus que la tondeuse à gazon n’existait pas encore ! Avoir un jardin ou un parc peuplé d’espèces d’arbres décoratives et exotiques était donc un marqueur de richesse et de haut statut social. Partout ailleurs, les paysages étaient productifs : dans les campagnes, les haies qui entouraient les champs ou bordaient les forêts étaient composées d’essences fournissant de la nourriture aux humains - sureau, aubépine, tilleul, noisetier - du fourrage aux animaux - frêne, saule - ou du bois de chauffage et d’oeuvre [5].
Mais alors, comment évoluent les paysages quand il devient plus difficile de faire venir la nourriture de loin, en cas de bouleversement du contexte économique et social ? Comment gérer cette transition ? Serait-il possible de décloisonner ces espaces si savamment organisés ?
C’est ce que nous verrons dans l’article de la semaine prochaine !
[2] Christine Aubry, “L’agriculture urbaine d’Antanaviro (Madagascar) au coeur des enjeux du développement durable”, Actualités INRA, 21 juillet 2011
[5] Whitefield, P., How to read the landscape, Chealsey Green Publishing, 2015